Pseudosciences et postmodernisme
Adversaires ou compagnons de route ?
A propos
Avant de passer en revue le contenu de l'ouvrage, il est peut-être utile de faire une rapide présentation d'Alan Sokal. Pour faire court, Sokal est surtout connu du grand public pour un article qu'il publia en 1996 dans la revue Social Text : « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravité quantique ». En fait, c'est plutôt la polémique issue de cette publication qui fit grand bruit car l'article de Sokal était un canular : il y employait un jargon abscont sans queue ni tête (mais parfaitement exact dans ses citations) pour montrer qu'un texte - même bourré d'inépties et de non sens - pouvait être publié si (1) il était bien écrit et (2) il flattait les préjugés idéologiques des éditeurs. Trois semaines plus tard, le physicien révélait la supercherie et les critiques, notamment en France, s'abatirent sur lui.
On peut considérer que le présent ouvrage, après Impostures intellectuelles (Odile Jacob, 1997) co-écrit avec Jean Bricmont, est une suite logique de sa démarche : traquer la molesse intellectuelle qui envahit peu à peu la sphère scientifique à travers le courant postmoderne et les incursions pseudoscientifiques.
Certains pourraient trouver bizarre cet « acharnement mono-maniaque », mais Sokal explique très bien pourquoi la question des pseudosciences, aussi futile puisse-t-elle paraître, reste primordiale :
Si la croyance du grand public à la voyance et autres phénomènes du même type me préocuppe, c'est principalement parce que je soupçonne la crédulité dans des domaines mineurs de préparer l'esprit à la crédulité dans des domaines plus graves.
Voyons donc dans le détail ce que contient ce nouvel opus.
Postmodernisme, sciences et pseudosciences
D'abord, qu'entend on par « postmodernisme » ? Dans le cas qui nous occupe ici, il s'agit d'une méfiance vis-à-vis de la science en tant qu'actrice principale de la modernité :
Parce que l'esprit scientifique est l'un des traits dominants de la modernité, cette tournure d'esprit qui consiste à douter de la science, voire à la soupçonner d'être à l'origine de nos maux les plus graves, comme le totalitarisme par exemple, se veut « postmoderne ».
Sokal ne s'attarde pas à définir ce qu'est une pseudoscience, ni à énumérer les arguments qui permettent de qualifier certaines disciplines d'antiscientifiques. Il rappelle simplement la différence fondamentale entre pratique scientifique et pratique pseudoscientifique :
La distinction entre science et pseudoscience ne concerne donc pas leur objet, mais bien plutôt la méthode employée et la fiabilité du savoir (ou prétendu savoir) obtenu.
Une fois posées les « conditions initiales » du débat, il teste son hypothèse de travail : le courant de pensée postmoderne est-il un terreau propice à l'épanouissement de disciplines pseudoscientifiques ?
Les pratiques paramédicales
La première partie de l'ouvrage est consacrée à l'intrusion de pratiques non scientifiques dans le domaine paramédical. Des pratiques comme le toucher thérapeutique, inventé dans les années 70 par Dolores Krieger, professeur de soins infermiers à l'université de New-York et Dora Kunz, médium qui devint par la suite présidente de la Société théosophique américaine :
Le traitement thérapeutique consiste donc à éliminer les « congestions » du champ énergétique du patient pour le « rééquilibrer » de manière à rétablir une circulation d'énergie plus naturelle, grâce à un transfert d'énergie dirigé du thérapeute vers le patient.
Sokal poursuit ici le travail menée par la journaliste médicale Sarah Glazer et reproduit de nombreux extraits d'ouvrages. On voit dés lors apparaître sous la plume de ces « thérapeutes » le verbiage classique des pseudoscientifiques, maniant des notions floues ou confuses, des métaphores comme des faits, récupérant des concepts scientifiques sans vraiment en comprendre le sens ou en les appliquant dans un tout autre domaine que celui pour lequel ils ont été pensés. Devant un tel déluge d'incohérences, un seul mot peut convenir : délirant
.
Comment ce type de pratique a-t-il pu se développer ? Sans doute à travers les critiques récurrentes formulées à l'encontre du corps médical, dont certaines sont d'ailleurs pertinentes : le strict réductionnisme scientifique appliqué en médecine en a souvent fait oublier l'individu derrière la pathologie ; il a parfois amener à considérer le patient comme une expérience de laboratoire plus que comme un être humain souffrant.
Par contre, d'autres critiques rejetent le principe même de la démarche scientifique appliqué en médecine. C'est en cela que le courant postmoderne est, pour Sokal, l'assise idéologique des pseudosciences :
Finalement, les théoriciens les plus ambitieux de la pseudoscience des soins infirmiers - tels que Martha Rogers et ses successeurs - ont érigés des systèmes élaborés sur un brouillard verbal qui rappelle, en moins subtil, celui de deleuze et Guattari. Leur méthode, si tant est qu'il y en ait une, semble consister à postuler un système abstrait pour ensuite en « déduire » les conséquences. (...) Au bout du compte, l'opération se résume à la création d'une taxonomie minutieuse d'anges, bourrée d'ergotages scolastiques à propos de la nature « quadrimensionnelle », « multidimensionnelle » ou « pandimensionnelle » de ces anges. Ce type de procédé se rapproche d'un autre aspect de ce que j'ai appelé le « postmodernisme », à savoir la production de discours théoriques sans validation empirique possible.
Le nationnalisme indien
Autre exemple de la dérive pseudoscientifique de certains courants postmodernes : le relativisme des savoirs, qui amène à envisager une « science nationale » dans certains pays comme l'Inde.
S'appyant sur les travaux de Meera Nanda, Sokal reproduit là encore de nombreux extraits d'ouvrages de nationalistes indiens, ouvrages dont la quintescence peut se résumer comme suit :
- la science moderne est fondée sur la violence et l'exploitation.
- la prétention de la science moderne à l'universalité et à l'objectivité est illusoire.
- chaque civilisation a le droit de créer sa propre science.
Dés lors, en prenant ces assertions comme des faits indiscutables, le développement d'une science locale, nationale, védique, paraît légitime :
(...) les postmodernes et les postcoloniaux contestent l'existence de critères universels de rationalité et d'évaluation de preuves empiriques. Ils affirment que toutes les sciences sont des ethnosciences et que chaque ethnoscience doit être évalué en fonction de critères en vigueur dans sa propre culture. On retrouve là l'un des préceptes centraux d'une grande partie des « études des sciences » (science studies) contemporaines, particulièrement de leur mouvance féministe, multiculturaliste et postcoloniale.
Si l'on ajoute à ces deux exemples, amplement développés dans l'ouvrage, le radicalisme écologique tendace new age ou certaines dérives de l'historiographie, comment ne pas être tenter de considérer que le relativisme des savoirs propre à certaines idéologies postmodernes stimule l'épanouissement de croyances pseudoscientifiques ?!
A de nombreux égards, la science va à l'encontre des tendances naturelles de la psychologie humaine, tant par ses méthodes que par ses résultats. La pseudoscience pourrait bien être plus « naturelle » à notre espèce. Le maintien d'une perspective scientifique sur les choses exige une lutte intellectuelle et émotionnelle permanente contre la pensée complaisante, téléologique et anthropomorphique, contre les erreurs de jugement en matière de probabilité, de corrélation et de relation causale, contre la tendance à percevoir des patterns inexistants, et contre la propension à chercher des confirmations plutôt qu des réfutations à nos théories préférées.
Le postmodernisme n'a pas engendré la pseudoscience et, dans la plupart des cas, ne la soutient pas explicitement. Néanmoins, en affaiblissant les fondements intellectuels et moraux de la pensée scientifique, le postmodernisme est complice de la pseudoscience et agrandit « l'océan de folie sur lequel le frêle esquif de la raison humaine navigue tant bien que mal ».
La religion comme pseudoscience
Enfin, l'ouvrage se termine par deux appendices. Le premier, écrit par Sokal seul, revient sur l'éternel débat science contre religion et cherche à démontrer pourquoi la religion, à l'instar d'autres disciplines, doit être considérée comme une pseudoscience car il faut refuser de faire deux poids deux mesures
.
En effet, le consensus qui domine la communauté scientifique consiste à affirmer que science et religion ne parlant pas de la même chose, chaque discipline doit se consacrer uniquement à ce dont elle s'occupe (le « monde matériel » pour les sciences, le « monde spirituel » pour les religions). Cela se traduit par exemple par le principe de « Noma » (non-empiètement des magistères) de Stephen Jay Gould, soutenu par deux idées centrales :
(...) premièrement, ces deux domaines sont d'égale valeur et aussi nécessaires l'un que l'autre à toute existence humaine accomplie ; deuxièmement, ils restent distincts quant à leur logique et entièrement séparés quant à leurs styles de recherche (...)
Or, pour Sokal, si on applique aux croyances religieuses la même grille de lecture analytique qui nous fait dire par exemple que l'astrologie est une pseudoscience, alors on ne peut que les qualifier elles aussi de pratiques pseudoscientifiques :
La vision du monde de la science moderne, si l'on veut bien être honnête à ce propos, conduit naturellement à l'athéisme - ou du moins à un déisme ou à un panspiritualisme inoffensifs, incompatibles avec les dogmes de toutes les religions traditionnelles -, mais les scientifiques qui osent le reconnaître ouvertement sont peu nombreux.
Un réalisme scientifique modeste
Le second appendice, rédigé par Sokal et Jean Bricmont, est sans doute la partie de l'ouvrage la moins accessible au grand public. Les deux auteurs y explorent des questions purement épistémologiques concernant les techniques de connaissance du monde et leur efficacité.
Pour faire simple, nous avons d'abord le relativisme et le constructivisme social qui, sous différentes formes et apparences, en arrivent le plus souvent à la conclusion suivante : les assertions factuelles à propos du monde naturel pouvaient être vraies « dans notre culture » tout en étant fausses dans d'autres
.
De l'autre côté, le réalisme soutient que l'objectif de la science est de comprendre le monde tel qu'il est réellement, tandis que l'instrumentalisme affirme que cet objectif est inaccessible et que la science devrait se contenter d'être « empiriquement adéquate ».
L'analyse du réalisme et de l'instrumentalisme montre que ces deux approches posent problème à un moment ou à un autre, et qu'il faut se tourner vers un réalisme modeste
, un opportunisme épistémologique
:
L'objectif de la science est la connaissance de la nature véritable des choses. Cet objectif est ambitieux, mais il n'est pas inaccessible, du moins pour certaines sections de la réalité et si l'on accepte un certain degré d'approximation.
Ainsi, les théories scientifiques actuelles bien confirmées pourront apparaître comme des approximations d'éventuelles théories futures. Mais pour approximatives qu'elles soient, elles conserveront une place dans la nouvelle description du monde. Elles ne seront pas entièrement rejetées, tout comme la relativité générale n'a pas sonné le glas de la mécanique newtonienne : elle l'a affinée, améliorée, et a investit des domaines pour lesquelles son utilisation n'était pas pertinente.
Références
°°ref|ref-ddds°°oeuvre.essais-et-dieu-dit-que-darwin-soit
Vous trouverez aussi sur le site du département de physique de l'université de New York une page consacrée à Alan Sokal, avec de nombreux liens vers des textes consacrés à « l'affaire Sokal » et à l'ouvrage Impostures intellectuelles.