The Dark Night strikes again
Le retour du fils de la vengeance de l'homme chauve-souris. Et il n'est pas content ! Ou comment donner une suite à un chef-d'oeuvre du comic book sans trop se planter (enfin tout de même un peu...).
INFO: Cet article a été écrit à l'origine en décembre 2002.
Les super-héros font aujourd'hui les beaux jours du cinéma : après Superman, Batman, les X-Men et Spiderman (on taira les autres par charité chrétienne), on attend avec impatience la prochaine sortie de Daredevil et de Hulk. Il ne faut cependant pas oublié qu'à l'origine, ces surhommes moulés dans des collants multicolores ont écumé, et écument encore, les pages de nombreux magazines américains de BD, les comic books. Et que si les histoires publiées dans ces revues mensuelles se contentent la plupart du temps de ronronner paisiblement, sans faire de bruit, il arrive encore que certaines d'entres elles créées l'événement. C'est le cas de l'une des dernières aventures de l'homme chauve-souris. Sobrement baptisée DK 2, et réalisée par l'un des maîtres du comic book, Frank Miller, cette BD en trois épisodes est la suite d'un chef d'oeuvre publié en 1986, The Dark Night return, produite par le même auteur.
Un peu d'histoire
L'oeuvre originale, The Dark Night Return, est suffisamment connue de tous pour que l'éditeur DC Comics se contente de faire figurer sur la couverture de cette séquelle 2 initiales, DK, assorties d'un poing dont on devine aisément le propriétaire. Il n'est même pas nécessaire de préciser aux lecteurs le nom des auteurs (ils se retrouvent en quatrième de couverture), car seule l'équipe originale pouvait reprendre le chef-d'oeuvre créé douze ans plus tôt. Voilà donc Frank Miller et sa coloriste de femme Lynn varley de retour chez DC, amenant dans leurs bagages la suite du morceau de bravoure qui avait révolutionné le genre des comic books en 1986 : The Dark Night Strikes again, ou plus simplement DK 2.
Avant d'entrer dans le vif du sujet, un petit rappel historique s'impose pour tout ceux qui ne seraient pas familiarisés avec l'histoire des comics. Au début des années soixante, deux auteurs, Stan Lee et Jack Kirby, apportent un second souffle au petit monde de la bande dessinée US, passablement en perte de vitesse à l'époque, en inventant des personnages ou en remettant au goût du jour d'anciennes figures du genre. Ce Silver Age comme on l'appelle se caractérise alors par l'apparition de héros plus fragiles, plus proches de la réalité. C'est ainsi que l'on retrouvera par exemple Spiderman à repriser son costume à la main entre deux combats contre les gros méchants qui veulent réduire New York en cendres (non, pas Ben Laden!). À côté des combats homériques apparaît ainsi la vie privée des héros, vie privée qui prendra parfois le pas sur la vie "professionnelle" de défenseurs de la veuve et de l'orphelin.
La révolution s'insinue peu à peu dans tout le comic book, et même certains personnages quasi divin tel que Superman se retrouvent empêtrer dans des considérations bien plus terre-à-terre que la protection de l'humanité contre les forces du Mal.
Cette encrage dans la réalité quotidienne n'est cependant qu'illusion, et les récits de super-héros souffrent toujours d'une légèreté, une puérilité que certains diraient propre à ce genre, en escamotant les questions pertinentes qui pourraient découlées de ce type de récits.
Au milieu des années 80, une nouvelle génération d'auteurs va donc reprendre le flambeau, et amener à son terme la révolution initiée par Lee et Kirby, à savoir intégrer le surhomme de comic book dans un cadre réaliste. La question qui sous-tend leur démarche est alors limpide: quelles seraient les véritables conséquences pour tout un chacun si des êtres aux pouvoirs surhumains tels les super héros existaient réellement dans notre société ?
La réponse ne se fait pas attendre : ce seront principalement Watchmen d'Alan Moore et Dave Gibbons, et Dark Night return de Frank Miller, Klaus Janson et Lynn Varley, deux purs chefs-d'oeuvre du comic book.
Dans Dark Night, Miller décrit une société pervertie par les magouilles politiques et l'omniprésence des média de masse. Une société qui s'est débarrassée de ses super-héros et de leur justice parallèle ; seuls quelques-uns, comme Superman, sont encore autorisés à agir, mais dans l'ombre, et surtout sur ordre du gouvernement. Le milliardaire Bruce Wayne, alias Batman, a donc prit sa retraite, et se contente dorénavant de courses automobiles pour satisfaire son addiction à l'adrénaline. Mais la misère gangrène Gotham City, aux mains des politicards et des mafiosi. Il finit par ne plus le supporter, et rompt la parole donnée en renfilant le costume de la chauve-souris humaine. De nouveau il écume les rues, traquant criminels, cambrioleurs, maquereaux, et finit par affronter une dernière fois sa Némésis de toujours, le Joker. Le retour du Dark Night n'est cependant pas du goût des autorités ; Superman est donc chargé de mettre fin aux agissements du viligante nocturne. Au terme d'un combat titanesque au cours duquel le héros sans pouvoir fera plier le plus puissant des surhommes, Batman disparaîtra, mais poursuivra ses activités clandestinement, en formant et en éduquant une bande de jeune voyous.
Trois ans plus tard, la formation des jeunes recrues est terminée, et Bruce Wayne décide de sortir de l'ombre : il est tant de détruire une société qui n'a cessé de se dégrader et de se fasciser. Ainsi débute The dark night strikes again.
Parodie, ironie et nostalgie
Avant de juger la valeur intrinsèque de DK 2, il est tentant de comparer la séquelle à l'original. Et force est de constater que la comparaison ne plaide pas en faveur du second opus.
DK 2 apparaît de prime abord moins sérieux, moins noir que son prédécesseur. Miller s'amuse à caricaturer le comic book moderne et à se caricaturer lui-même, aussi bien dans son graphisme que dans sa narration. Le récit est décousu, entrecoupé d'extraits de journaux télévisés et des interventions internet des trois « supermeufs », promues égéries d'une génération rebelle et branchée type Popstar. Si cet éclatement des points de vue narratifs fut l'une des réussites de DK 1, il apparaît ici plus artificiel, moins maîtrisé. Il ne rend qu'imparfaitement l'atmosphère de guerre civile qui s'empare de Gotham city au cours de l'histoire, alors que cette forme avait si bien fonctionner pour illustrer la révolte du Dark night et des hordes de jeunes punks dans le premier opus.
Cette relative inefficacité tient sans doute au fait que l'histoire de DK 2 n'est pas de même nature. On est moins dans le polar, dans la noirceur des sentiments et des comportements, style que Miller avait commencé a exploré quand il s'occupait de Daredevil chez Marvel, et qu'il a mis en pratique avec brio dans DK 1 puis dans Sin City. Ici, il ne s'agit plus uniquement de décrire une société en décrépitude, mais aussi de parodier les comic books classique du mainstream, avec des super-héros en pagaille, accoutrés de collants multicolores relookés à la djeuns comme il fut d'usage ces dernières années, et des super-vilains bien méchants et caricaturaux. Les combats de catch se succèdent, et une grande partie de la mythologie DC est appelé à la rescousse: Wonder woman, Shazam, Dr. Atom, Green Arrow (déjà présent dans DK 1), Green Lantern, Question, etc. Hawk & Dove feront même une courte apparition ! Les fans et les nostalgiques apprécieront.
Le lecteur éprouve une réelle jubilation à retrouver ces héros vieillissant se castagnant comme aux plus grandes heures de gloire du mainstream des années 60-80, avec juste l'humour et le second degré qu'il faut pour ne pas tomber dans la fascination fascisante qui pollua le comic book des années 90. Le « c'était mieux avant » peut paraître ringard ou réac, mais il faut bien avouer que le mainstream pur n'a pas connu de véritables morceaux de bravoure ces dernières années. À ce titre, Miller glisse un message aux jeunes fans de comics qui ne voient pas la différence entre « vieux » et « classique »
(1). Et il distille ici et là de nombreux clins d'oeil aux bédéphiles, jusqu'à reprendre la couverture du premier numéro d'Action Comics de 1938 qui vit la naissance de Superman.
Au final donc, si l'on apprécit l'ironie et le second degré du récit, qui n'émergent malheureusment qu'aux yeux de ceux qui connaissent un peu l'histoire du comic book, on perd un peu en constistance et en tension dramatique. Dommage.
L'eternelle critique du système
Mais que cette approche plus ironique ne vous induise pas en erreur, car Miller laisse resurgir par moment son mordant et son cynisme. Chez lui, la critique politique n'est jamais très loin.
Le récit est constamment ponctué de petites phrases qui font echo aux questions omniprésentes aujourd'hui. Comme ce constat de Jimmy Olsen, qui explique l'omnipotence planétaire du modèle américain : On a exterminé à peu près tous ceux qui n'étaient pas d'accord avec nous
(2). Ou l'inquiétude formulé par Superman à sa fille : Lara, quel est le monde que je t'ai donné ?
(3), qui rapelle les craintes de nombreux alter-mondialistes et écologistes de tout poil. Et la scène qui voit Superman et sa fille Lara survolés les ruines de Métropolis(4) fait inévitablement penser aux images de New York qui ont incrusté nos écrans de télévision le 11 septembre 2001.
Par ailleurs, Miller poursuit sa critique des dirigeants de son pays. Alors qu'il nous avait décrit dans DK 1 un président simplet, patriotique et réactionnaire clone de Ronald Reagan, les États-Unis sont gouvernés dans DK 2 par un pantin, le président virtuel par excellence, un simple programme informatique manipulé par des puissances et des intérêts qui restent dans l'ombre… Toute ressemblance avec le dirigeant actuel de la plus grande puissance militaire et économique du monde n'est pas fortuite !
On pourrait voir dans ces attaques un rejet du système fédéral américain, qui ne produirait que des politiques corrompues et manipulatrices. Un type de critique souvent développé par les milices d'extrême droite, et ce discours, associé à l'abondance de violence dans les récits a souvent conduit les critiques de BD à voir l'auteur comme un réactionnaire prônant une certaine « morale » conservatrice. Mais il serait un peu réducteur et faux de ne voir Miller que sous cet angle. Il critique une forme d'institutions, ou plus précisément une dérive vers la politique spectacle, comme l'illustre l'intervention de Batman lors du concert des trois supermeufs(5). Et alors que Superman devient l'ultime dirigeant de notre planète (voir ci-dessous), c'est encore Batman qui semble tirer les ficelles dans l'ombre, tout comme Lex Luthor et Brainiac ont dirigé le président fantoche.
Miller critique un système, où l'apparence a plus d'importance que le fond, ou le spectacle prend le pas sur les convictions et l'idéologie, ou le dieu-dollar domine cyniquement, et où les tenants du pouvoir ne sont pas ceux qui furent élu pour le détenir. Là encore, toute ressemblance...
Le dictateur éclairé
Il y aurait encore plusieurs détails à relever, des renvois à l'histoire du comic book, aux autres oeuvres graphiques de l'auteur, ou des clins d'oeil cinématographiques(6). Mais c'est un aspect partciulier du travail de Miller qui retient l'attention à la fin du récit.
L'auteur mène en effet à sa conclusion logique l'hypothèse développé dans les années 80 dans DK 1 ou Watchmen, à savoir les véritables conséquences de l'existence de surhommes dans nos sociétés. Les instigateurs de la révolution du Silver Age, Lee et Kirby, avaient voulu rendre leurs personnages plus réalistes et crédibles en décrivant leur vie quotidienne, mais les véritables questions restaient en suspend. Ce paradoxe est relevé ici par une remarque de Superman : A force de courir dans tous les sens pour sauver des gens… on a oublié de s'occuper du mal qui rongeait la planète !
(7). C'est vrai quoi : des êtres surpuissants chassaient le pickpocket ou le cambrioleur à longueur de journée dans les rues de New York ou de Metropolis alors que leurs immenses pouvoirs auraient permis d'éradiquer le cancer ou la famine ?! DK 1 et Watchmen s'étaient en grande partie attaqués au paradoxe. Quinze ans plus tard, DK 2 finit le travail.
Pour Miller, le nerf de la guerre reste le pouvoir, car les surhommes, s'ils existaient, y seraient intimement liés. Déjà dans DK 1, Superman était devenu l'arme de dissuasion absolue, beaucoup plus efficace que tous les mégatonnes nucléaires des Russes et des Américains, avec inévitablement l'instauration d'une suprématie mondiale pour la nation détenant cette arme, à savoir les États-Unis. Mais l'utilisation des surhommes ne se limiterait pas à une domination militaire, et Miller estime qu'un type comme The Flash, capable de courir à des vitesses supersoniques, pourrait devenir une excellente centrale électrique, une source d'énergie très bon marché s'il était réduit en esclavage.
L'auteur américain ne donne que cet exemple, mais on peut s'amuser à l'extrapoler à d'autres surhommes : The Human Torch des Fantastic Four ou Cyclops des X-men feraient eux aussi de parfaite sources d'énergie ; Tornade des mêmes X-men serait parfaite pour juguler tempêtes, ouragans et autres cyclones ; Thor des Avengers pourraient lui régler définitivement les problèmes de sécheresse de certains pays en voie de développement.
La conclusion ultime de l'hypothèse initiée avec DK 1 trouve finalement son expression dans les dernières pages de DK 2 : la prise de pouvoir par le plus puissant de ces surhommes et l'instauration d'une utopie par un dictateur éclairé. Dans DK 2, c'est à Superman et à sa fille à qui revient d'endosser ce rôle. Et Miller explicite clairement ce que certains sociologues avaient entrevue dans le personnage du boy-scout en collant bleu : sa dimension divine. Lorsque Superman fait l'amour à Wonder Woman, la Terre en tremble(8). Est évoqué par là l'antique accouplement entre le Ciel et la Terre, la hiérogamie primordiale et créatrice que l'on retrouve dans de nombreuses mythologies. Superman est donc un dieu stellaire, un dieu souverain, et en ce sens il est le seul à pouvoir gouverner le monde. Au dessus de l'humanité, lui seul peut instaurer une utopie sur Terre et devenir un dictateur pour le bien de l'humanité.
L'avenir de l'homme ne pourrait-il alors passer que par une intervention extérieure, supérieure, puisqu'il est incapable de se gérer lui-même ? Comme le disait Voltaire, Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer
. Reste à savoir si l'humanité déciderait alors, tel le Lucifer de Milton, qu'il vaut mieux régner en enfer que de servir au paradis… Miller ne répond pas à la question, qu'il laisse en suspend à la fin du récit. Peut-être en prévision d'un Dark Night 3… C'est sans doute là la dernière pointe d'ironie d'un auteur qui, en acceptant à nouveau de se plier aux rêgles du genre super-héroïque, assure le lecteur qu'il n'est pas dupe du jeu auquel il vient de participer.
Notes
- 1
DK 2, #1, p.48.
- 2
DK 2, #1, p.2.
- 3
DK 2, #2, p.71.
- 4
DK 2, #3, p.18-19.
- 5
DK 2, #2, p.76-78.
- 6
Le passage à tabac de Batman par Lex Luthor (#3, p.) est à ce titre une amusante transposition des scènes récurrentes de lynchage que Clint Eastwood subi dans presque tous ses films d'action.
- 7
DK 2, #2, p.22.
- 8
DK 2, #2, p.24-32.