The Children's Crusade
INFO: cet article a paru dans le numéro 41 du fanzine Scarce, en automne 1994.
Il faut toujours se méfier des choses que l'on désire plus que tout, durant des mois et des mois, avec curiosité et impatience, au point d'en perdre tout sens critique pour se jeter sur l'objet de sa convoitise, risquant par là même une cruelle désillusion.
La première désobéissance de l'homme est la consommation du fruit de cet arbre défendu, dont le goût mortel apporta la mort dans le monde, et tous nos malheurs, avec la perte de l'Éden.
- Titre
- The Children's crusade
- infos
2.5/5 - Format
- comic book
- Auteurs
- Gaiman Neil
- divers
- Artistes
- Chris Bachalo
- divers
- Éditeur
- DC Comics (col. Vertigo)
- Période
- /
- Genre
- fantastique
L'événement est solennellement annoncé plus de trois mois à l'avance dans la plupart des titres Vertigo. Neil Gaiman rédige même une planche de publicité présentant les deux personnages fils conducteurs de l'histoire, et les annuals 93/94 qui participent donc au premier cross-over du label, The Children's Crusade.
Le cross-over : disperser pour mieux régner
Procédé particulier au comic book, le cross-over est rarement le fruit d'une impulsion artistique. Il ne constitue que l'une des innombrables armes commerciales mises à la disposition des directeurs de publication, lesquels ne considèrent les comic books dans les cas extrêmes que comme un support de pub, et se traduit pour le lecteur de diverses manières :
- Rencontre de personnages de compagnies différentes, et concurrentes (par exemple Spawn et Batman), assurément autant « d'événements » à ne pas manquer ;
- coups médiatiques au sein d'une même compagnie, l'archétype de cet exemple se retrouvant tous les étés chez Marvel, qui nous convie à la grande messe « X-Men », une castagne estivale qui va bien sûr « bouleverser » la vie des héros concernés ;
- la rencontre des personnages « hot » du moment (Punisher, Wolverine, Venom,...), exploitation jusqu'au-boutiste d'un héros essoré comme une serpillière afin de lui faire rendre jusqu'au dernier cent qu'il peut fournir avant que le lectorat ne s'en lasse.
Procédé mercantile archi-connu donc, le cross-over permet de diluer une histoire sur plusieurs numéros, plusieurs séries (ou leurs annuals), de faire profiter celles qui sont en difficulté (soit par leur caractère récent, soit par une baisse de popularité) du renom et du lectorat de celles qui marchent. Il laisse généralement le lecteur perdu sur une dizaine de comics, tentant comme il peut de reconstituer une chronologie mise à mal par les impératifs éditoriaux ou les délais de publications, et ne comprenant plus grand chose à l'intrigue (non que celle-ci soit d'une extrême complexité), la qualité artistique des comics étant souvent inversement proportionnelle au nombre de numéros ou de séries impliquées.
Une première du genre chez Vertigo
Le cas de The Children's Crusade est particulier, dans le sens où il s'agit du premier cross-over du label Vertigo, la branche « mature readers » de l'éditeur DC, qui évolue aux frontières de ce que l'on appelle communément le mainstream, dans des régions où ne se sont aventurés jusqu'à présent que quelques indépendants et les EC comics des années cinquante (avant le comics code et l'affaire Werthman). Le système des guest-stars a bien sûr déjà été utilisé par certains auteurs, mais essentiellement pour mieux ancrer leurs nouvelles création dans l'univers DC (voir les débuts du Sandman). John Constantine (Hellblazer) se retrouve souvent hors de son comic book, mais le développement d'une histoire spécifique à la réunion de plusieurs personnages issus de séries différentes trouve sa première expression avec The Children's Crusade, qui réunit les annuals de quatre séries régulières (Doom Patrol, Animal Man, Swamp Thing, Black Orchid) et le premier d'une nouvelle série Vertigo qui, depuis, a vu le jour (Books of Magic), le tout encadré par une mini-série de deux épisodes, baptisée comme il se doit The Children's Crusade.
Le label Vertigo a toujours été marqué, depuis un peu plus longtemps que sa création même, lorsque les séries préexistantes (Sandman, Hellblazer, Swamp Thing, Doom Patrol, Animal Man, Shade) n'étaient pas encore fédérées sous son égide, par une politique rédactionnelle résolument exigeante. Les auteurs s'efforcent d'écrire des comics qui puissent se lire (oui, « se lire », au risque de choquer certains), abordant des thèmes complexes et variés, oubliant le manichéisme primaire qui baigne la grande majorité du mainstream, et faisant appel à la maturité et à la réflexion du lecteur. Les publications Vertigo se caractérisent par un savant mélange de fantastique, d'horreur, de thriller et d'étude de moeurs, une oscillation constante entre le réel et l'imaginaire. Un cocktail que l'on ne pouvait manquer de retrouver dans The Children's Crusade.
La plaquette promotionnelle annonce avec humour que The Vertigo universe will never be the same
, en parodiant les slogans dont use et abuse Marvel pour vendre ce genre de produit. Mais au-delà du clin d'oeil, ne faut-il pas voir dans cette accroche une véritable intention des editors qui cherchent à modifier la rare oasis de fraîcheur qui aie vu le jour dans le comic book ses dix dernières années ? The Children's Crusade, au lieu d'être le point d'orgue d'une production de qualité, ne serait-il pas plutôt le premier signe d'une contamination effective des impératifs commerciaux ?
Des détectives fantômes
Si l'on ne vous a pas encore parlé de l'histoire de The Children's Crusade, c'est peut-être parce qu'elle nous a paru moins importante que la forme inquiétante qu'elle revêt. Le récit n'est pourtant pas dénué d'intérêt.
Tout commence par la disparition de milliers d'enfants à travers le monde, et particulièrement dans le petit village de Flaxdown, en Angleterre. Une rescapée, Avril Mitchell, engage alors deux détectives, Charles Rowland et Edwin Paine, pour retrouver son petit frère. Mais, à eux deux, ce nouveau Sherlock Holmes flanqué de son éternel Watson, ne dépassent pas trente ans ; et ils ont la curieuse particularité d'être des fantômes.
Ces handicaps ne les empêchent cependant pas de mener leur enquête, et de découvrir que tous les enfants disparus séjournent dans une réalité parallèle, Freecountry. Initialement refuge des enfants maltraités, elle est devenu par décision du conseil dirigeant (des gamins comme les autres, car il n'y a pas d'adultes à Freecountry) un petit coin de paradis pour tout les bambins de moins de treize ans, et notamment pour quelques cas spéciaux comme Suzy, un avatar de Black Orchid, Maxine, la fille d'Animal Man, Téfé, la progéniture de Swamp Thing, Dorothy de Doom Patrol, et Tim Hunter, transfuge de la série Books of Magic. Tout ceci constituant finalement ce qui pourrait apparaître comme la classe biberon de Vertigo.
Et puis il y a le méchant. Il y a toujours un méchant dans les contes de fées, même si le sous-titre claironne It's not a fairy tale.
Une continuité a priori rassurante
Devant le talent des auteurs impliqués dans le projet, on peut aussi considérer qu'il n'y aura pas de crainte à avoir sur la qualité des séries. Neil Gaiman, maître d'oeuvre de cette croisade, l'un des meilleurs scénaristes de comic books de ces dernières années (et par ailleurs romancier), a su construire un scénario cohérent et unifié, même en dehors de la série régulière qu'il a créé, Sandman.
Tout écrit peut un jour ou l'autre devenir la source d'oeuvres futures. L'esprit d'unification de Gaiman se retrouve clairement dans The Books of Magic, où il amalgame l'univers magique classique de DC avec les acquis récents comme John Constantine. Sa pierre à l'édifice se traduit alors par le personnage de Tim Hunter, adolescent américain moyen, initié aux arcanes de la magie, et destiné à devenir le plus grand mage de tous les temps. On le retrouve ici confronté aux dirigeants de Freecountry.
La continuité de l'univers de Gaiman se fait aussi à travers les deux personnages fils conducteurs de l'histoire, Charles Rowland et Edwin Paine, deux adolescents découverts dans les pages de Sandman #25, en plein arc « A season of mists » (Sandman #21-28), qui voit le Dreamking confronté à Lucifer. Edwin Paine est alors un élève de la St-Hilarion's School, internat huppé à la stricte éducation british. Il est tué par des élèves fantômes de l'école libérés des enfers, comme d'autres démons, par la démission de Lucifer. C'est alors qu'il rencontre le fantôme Charles Rowland, mort en 1915, sacrifié par ses camarades d'école lors d'une séance de satanisme. Les deux amis partent à l'aventure, à la découverte du monde, et nous les retrouvons dans The Children's Crusade débutant leurs activités de détectives privés.
La cohérence évidente de l'oeuvre de Gaiman nous incite donc à croire que cette croisade des enfants ne constitue pas seulement un travail de commande pour la compagnie. Il reste égal à lui-même, dans ses inspirations comme dans sa narration. Le lecteur prend un réel plaisir à lire le premier numéro de la mini-série, grâce aussi au magnifique graphisme de Chris Bachalo (déjà collaborateur de Gaiman sur Death : the high cost of living, et dessinateur attitré de Shade the changing man). Gaiman, lui, nous entraîne au coeur du folklore occidental, aux sources de l'imaginaire commun, mais n'en oublie pas pourtant la dure et cruelle réalité.
Car la croisade des enfants repose sur un fait historique. En 1212, en pleine guerre sainte contre l'islam, la cinquième croisade rassembla deux expéditions, l'une française, l'autre allemande, et des milliers d'enfants, dont la pureté devait apporter le pouvoir chrétien à Jérusalem. Ensuite l'histoire diverge. Certains historiens avancent que les enfants, affamés, se seraient dispersés alors qu'ils étaient encore en Europe. D'autres supposent qu'ils auraient pu être vendus comme esclaves à Alexandrie.
Gaiman choisit cette seconde hypothèse, et nous décrit avec pudeur et émotion le calvaire de ces enfants, traînés à travers le désert du Sahara vers la Syrie, l'Égypte, et certains même, ironiquement, jusqu'à Jérusalem. L'un d'entre eux, en se sacrifiant, permettra aux autres d'échapper aux souffrances en leur ouvrant les portes de Freecountry. Gaiman use alors d'une double narration, le voyage dans le passé, au coeur des mythes de l'Europe, de l'horreur obscurantiste du Moyen âge étant menée parallèlement à l'enquête de Rowland et Paine, la violence et la cruauté des temps anciens alternant avec l'humour vivifiant des deux détectives amateurs.
Disperser pour mieux gâcher
La suite de l'histoire, dans les annuals, n'est malheureusement pas aussi enthousiasmante. Certains dessinateurs ne sont pas mauvais (Gary Amaro dans Black Orchid, Mark Buckingam dans Swamp Thing). Peter Snejbjerg, qui dessine le second numéro de la mini-série est même plutôt bon, avec ses jeux de clairs-obscurs très élégants. Cette seconde partie est tout aussi réussit que la première, et on y retrouve l'humour et les dialogues de Neil Gaiman, ici allié à Alisa Kwitney, auteur d'un roman ('Til the Fat Lady sings), et responsable du courrier de Sandman. Elle possède une narration fluide et agréable à lire.
Mais entre ces deux numéros, l'étrange impression de lire des récits s'imbriquant les uns dans les autres sans véritable nécessité persiste. Et le sentiment de voir là un pur produit artificiel, mû par les obligations marketing, refait surface. Le fond du gouffre est atteint avec l'annual de Doom Patrol : outre l'histoire, sans grand intérêt (les premières règles de Dorothy), le graphisme est certainement l'un des plus mauvais qu'il ait été donné de voir à un lecteur de comics. Certes, les titres Vertigo ont la réputation de s'être toujours vendu plus par le talent de leurs scénaristes que par celui des dessinateurs, mais ici Rachel Pollack ne s'est même pas donné la peine de compenser le travail succinct et bâclé de Mark Wheatley.
Les autres annuals restent pour leur part lisibles, mais sans rien apporter de plus à l'intrigue. Ainsi, Swamp Thing, construit pour s'inscrire dans la continuité de la série régulière (continuité qui se fait aux forceps), fait la part belle à quelques clichés de la vie quotidienne à Freecountry (stéréotypes d'une société entièrement érigée par des enfants, pour des enfants : maisons en chocolat, sucres d'orge géants,...). Tout se passe comme si la scénariste, Nancy Collins, écrivait une histoire devant se rattacher à tout prix à The Children's Crusade sans savoir quoi dire. Jamie Delano, dans l'annual d'Animal Man, doit faire face au même problème, et étale les états d'âme de la petite Maxine, qui souhaiterait voir les animaux vivre en paix, lion et gazelle « patte dans la patte », et ceci sur près de soixante pages. L'utilité d'une telle longueur est douteuse, et n'est en fait que l'obligation pour Delano de réaliser une histoire de ce format.
Entre deux chaises
Un désagréable sentiment de déjà vu s'empare du lecteur à la fin du récit. Tous ces comics rappellent trop ce qui se voit partout ailleurs. Ce qui aboutit à une opinion pour le moins mitigée.
Une triste constatation doit être faite : l'intrigue de The Children's Crusade serait restée tout aussi compréhensible en ne se limitant qu'à la seule mini-série, laquelle constitue d'ailleurs l'unique portion lisible du cross-over. Une mini-série en trois ou quatre parties, intégrant l'essentiel dans un condensé mieux structuré et plus efficace, et rédigée par un seul auteur (en l'occurrence Neil Gaiman), aurait été plus judicieux. Mais il ne se serait plus agi là d'un cross-over entre annuals, avec tout ce que cela implique au niveau de l'impact marketing.
The Children's Crusade demeure malheureusement un produit bâtard, qui a trop cédé à l'impératif commercial pour pouvoir déboucher sur un récit qui se tienne, dilué qu'il est sur sept comic books (à 3,95 $ le numéro!) et près de 370 planches de qualité inégale.
Ce cross-over participe d'une nouvelle politique éditoriale de Vertigo, qui cherche aujourd'hui à percer sur le marché des jeunes lecteurs (les 13/16 ans), à travers notamment la nouvelle série Books of Magic, narrant les aventures du teen-ager Tim Hunter « face aux affres de l'adolescence » (dixit l'annonce de lancement). Plus globalement, on peut voir dans cette banalisation une tentative maladroite de développement du marché. Les « succès de librairie » ne suffisent plus. Après les posters et les t-shirts, voici les trading cards (au demeurant d'une grande qualité artistique) et les montres, qui affichent une évidente exploitation commerciale poussée.
Le sigle mature readers de Vertigo a toujours été moins une volonté de voir du sexe et du sang, des choses immontrables aux moins de 18 ans selon la morale des censeurs que l'envie de lire des histoires qui nous parlent de nous, de nos sociétés, de notre imaginaire; des histoires qui nous fassent rire ou pleurer, ou simplement qui permettent de s'évader le temps de la lecture, qui apportent autre chose que le vide habituellement véhiculé par 80% des comics mainstream.
Ici, rien de tout cela. Réfléchissons-nous au statut de l'enfant dans une société de prédation telle que la notre, où ils sont les victimes désignées, les proies les plus fragiles ? Parvenons-nous à nous replonger dans l'imaginaire et les rêveries qui ont baigné notre enfance ? Peut-être… A de rares occasions. Trop rares et trop évanescentes pour qu'elles puissent signifier ou marquer.
Tout se pervertit. C'est le serpent dans le jardin d'Éden. Jusqu'à Neil Gaiman qui abandonne le vieux continent pour aller s'installer aux États-Unis.
Le péché originel de Vertigo, c'est ce cross-over à l'apparence anodine qui est entré dans l'un des derniers territoires artistiquement intègre du comic book comme un certain cheval à Troie.
La pomme est croquée. Voyons maintenant si Adam saura réaliser son erreur.